AHIMSA : le paradoxe des guerriers Naga au XVe Siècle
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L'émergence des guerriers Nagas à partir du XVe siècle
Ainsi si dès le VIIe siècle, les premiers yogis armés apparaissent pour protéger les rois et les temples, comme l’atteste l’article précédent, cette violence était « dans un premier temps, sporadique et inorganisée » (Véronique Bouiller, La Violence des non-violents ou les ascètes au combat) et l’on ne pouvait pas à proprement parler d’organisation militaire.
Mais à partir du XVe siècle, le phénomène de l’ascétisme armé prend de l’ampleur avec les « Nāgā » et notamment les Nāgā shivaïtes de la branche des sannyasis dasnamis. Ces ascètes guerriers, mêlant disciplines spirituelles et entraînements militaires, assurent la protection de leurs ordres tout en affrontant diverses menaces, comme les invasions musulmanes. Ce développement soulève immédiatement la question de la place de l’AHIMSA (non-violence) dans une tradition où l’on associe d’ordinaire les ascètes à une vie spirituelle pacifique.
Rappelons qu’Ahimsa est l’un des 5 YAMA de Patanjali dans le Yoga-Sutra, les YAMA sont des règles de comportement en société, Ahimsa, c’est le vœu de non-violence
Guerriers Nāgā et AHIMSA : Une contradiction philosophique ?
Nāgā viendrait du terme hindi naṅgā, signifiant nu. La nudité est en effet une caractéristique de ces ascètes, qui sont juste couverts d’un cache-sexe et de cendres, symbole de renoncement total. Cependant, ce renoncement coexiste avec une militarisation accrue, créant une tension avec le principe d’AHIMSA, central dans la philosophie des renonçants.
Le terme sannyasi provient de sannyāsa, un mot sanskrit qui signifie littéralement « abandon » ou « renonciation ». Par extension, un sannyasi est un renonçant, une personne qui choisit de mener une vie errante, subsistant de l’aumône. Détaché du monde matériel et des attaches familiales, il se consacre entièrement à une quête spirituelle.
Ce renoncement inclut généralement un engagement envers l’AHIMSA, le rejet de toute violence. Cependant, dans le cas des Nāgā, cet engagement semble paradoxal, car ils adoptent des pratiques guerrières pour protéger leur communauté et leur foi.
Les Sannyasis Dasnamis : une tradition où l’AHIMSA et la guerre se croisent
Le terme Daśanāmī ou Daśanāmī Saṃnyāsī se traduit par « dix noms », dérivé de daśa (dix) et de nāmī (nom). Il désigne une confédération de dix ordres ascétiques shivaïtes, fondée au IXe siècle par Śaṅkara, un des plus grands maîtres spirituels de l’hindouisme. Les membres des ordres Daśanāmī sont des saṃnyāsīs, c’est-à-dire des renonçants. Ces ordres, bien qu’engagés dans le respect de l’AHIMSA, sont aussi les premiers à institutionnaliser une branche guerrière.
Selon Véronique Bouiller : « Ce sont donc les Dasnāmī Sannyāsī, les ascètes de la secte shivaïte des « dix noms » fondée par Śankarācharya, qui sont les premiers à ainsi instaurer dans leurs rangs une branche combattante. Les postulants sont tout d’abord initiés sous la loi générale des Dasnāmi et affiliés à l’un des sept ordres qui s’ouvrent aux non-brahmanes. Ils sont ensuite initiés comme Nāgā, après une douzaine d’années d’apprentissage, et rattachés à un akhāṛā ; ce terme, propre aux Nāgā qu’ils soient shivaites ou vishnuites, désigne à la fois le monastère nāgā, un niveau d’organisation et une sorte de régiment qui se concrétise surtout au moment des grands pèlerinages des Kumbha mela. »
Les Nāgā et l’AHIMSA dans la Défense des Monastères
Armés et entraînés au combat, les Dasanami Nāga Sannyasis ont pour mission principale d’assurer la protection de leur ordre religieux. Dans ce contexte, l’AHIMSA est interprétée comme une valeur à défendre à travers l’usage des armes. La tradition Nāga s’inscrit ainsi dans une lignée guerrière, où le combat est vu comme une réponse nécessaire pour protéger les temples, les monastères, les ashrams et les sâdhus contre diverses menaces. À l’origine conçue pour contrer les attaques des envahisseurs, cette tradition s’est ensuite particulièrement illustrée face aux invasions musulmanes.
Voici une description fascinante des combattants Naga donnée par William G. Orr Dans Armed Religious Ascetics in Northern India :
« Les Nagas étaient ainsi appelés parce qu’ils partaient nus au combat, ou avec juste une bande de tissu autour de la taille. Leurs barbes étaient séparées au milieu et brossées sur les joues, pour leur donner un air plus féroce. Leurs corps étaient couverts de cendres et leurs fronts et membres peints avec les marques de leurs sectes respectives. Ils étaient armés d’arcs et de flèches (plus tard remplacés par le fusil à mèche), le bouclier, la lance et le disque meurtrier, (…). Les autres armes étaient une épée courte ou un poignard ; la « fusée », composée d’un solide cylindre métallique auquel étaient attachés des couteaux ; et le « parapluie », constitué d’un cercle de boules de fer suspendues à une tige centrale, comme un mât de cocagne, qui, lorsqu’il était habilement manipulé, était considéré comme aussi impénétrable qu’une cotte de mailles, et une arme offensive mortelle. Lorsque le Naga était vêtu, il portait la robe jaune du moine, attachée autour de la taille par la jupe, l’extrémité libre passant sur la poitrine et les épaules afin de laisser le bras de combat entièrement libre[1].»
[1] Traduction par mon amie Liz Holdship.
Les Nāgā, Défenseurs de l’AHIMSA face aux Conflits Sectaires
Les batailles entre sectes rivales, telles que celles survenues lors des Kumbha Melas, mettent en évidence la complexité de la pratique de l’AHIMSA dans un contexte où les conflits religieux deviennent inévitables. En 1760, par exemple, la Kumbha Mela à Hardwar est le théâtre d’affrontements violents entre Nāgā Sannyasis et Bairāgī Vishnouites, causant près de 1 800 morts.
Le modèle des Sannyasis inspire d’autres groupes, notamment les Vishnouites, qui organisent à leur tour des armées pour rivaliser avec leurs adversaires Shivaïtes. Ces affrontements, culminant aux XVIIe et XVIIIe siècles, illustrant une continuité historique où spiritualité et guerre s’entrelacent.
Ces rivalités inter-sectes révèlent que l’AHIMSA, bien que centrale dans la pensée hindoue, n’empêche pas l’usage des armes lorsque la survie spirituelle et matérielle de la communauté est en jeu.
AHIMSA et la Collecte des Richesses Monastiques
Outre leur rôle militaire, les Nāgā ont également été des protecteurs des ressources économiques des monastères. Selon Véronique Bouiller, ces ascètes armés jouaient un rôle clé dans la collecte des revenus fonciers et des taxes. Ils défendaient les monastères des rançonnages externes, renforçant ainsi leur position tout en justifiant leurs actions sous l’égide de l’AHIMSA comme protection légitime.
AHIMSA : une notion complexe
la non-violence que la violence autorise
AHIMSA est une notion complexe et dans le cas de ces ascètes elle dépend d’un contexte social. Ainsi comme le souligne Véronique Bouiller, le vœu de non-violence (ahimsa) de ces ascètes guerriers, s’incarne essentiellement dans leur pratique alimentaire : le végétarisme.
« Les ascètes combattants étudiés par Véronique Bouillier justifiaient leur recrutement initial, notamment à partir de castes guerrières, par la nécessité « désintéressée » de protéger les renonçants non combattants de leur ordre : il s’agissait de défendre le dharma – une légitimation de la pratique des armes qui permit par la suite à certains de devenir mercenaires ou d’assurer localement des fonctions princières ; également redoutés, de par leur ascèse, pour leur puissance magique, tous prononçaient un vœu d’ahiṃsā qui correspondait donc, dans les faits, au végétarisme.» Denis Vidal, Gilles Tarabout et Eric Meyer [1]
Mais lorsqu’il s’agit de défendre leur ordre, la question de la non-violence est relative car « Ce qui est alors valorisé, c’est la non-violence que la violence autorise (…). En montrant en effet que la vocation individuelle des ascètes, orientée vers la non-violence, exige que cet idéal soit prôné dans la société et, s’il le faut, défendu les armes à la main, ces auteurs [2] renouvellent la perspective sur l’ascétisme. La recherche de la non-violence à titre individuel apparaît alors ainsi comme un choix de vie et un ordre de valeurs qui ne saurait se concrétiser en dehors de tout lien social, y compris pour les ascètes : elle nécessite au contraire une insertion dans une forme de société qui rende cette quête possible ».[1]
[2] Référence aux autrices : Catherine Clémentin-Ojha et Véronique Bouillier.
la non-violence dans la BHAGAVAD GITA
La non-violence (ahimsa) est ici interprétée comme « l’absence du désir de nuire », où l’intention prime sur les actes eux-mêmes. En cela, la violence peut être compatible avec le dharma, le maintien de l’ordre universel. En ce sens, l’ahimsa n’implique pas une exclusion absolue de la violence mais exige qu’elle serve un objectif supérieur, comme le respect du dharma.
En outre, l’ascétisme et l’idéal de non-violence sont inséparables d’un cadre social. Même les ascètes, qui prônent l’ahimsa, peuvent se trouver justifiés à défendre ces idéaux par la violence si nécessaire. La Bhagavad-Gita souligne que refuser d’agir ou agir par intérêt personnel est problématique, alors qu’une action désintéressée, alignée avec une réalité supérieure, permet une transformation positive.
Il est essentiel de souligner que la justification de la violence dans la Bhagavad-Gita ne doit pas être interprétée hors de son contexte. Cette action s’inscrit dans une démarche plus large de connaissance, de détachement et de soumission à une réalité supérieure. La Gita ne suggère pas que tout est permis, mais elle insiste d’une part sur le fait que refuser d’agir peut s’avérer problématique. Et d’autre part, qu’agir uniquement par intérêt personnel, sans une vision plus large, est souvent source de conflits et de violences ordinaires. En réalité, ce sont les actions égoïstes, guidées par des motivations individuelles, qui génèrent le plus de violences.
À l’inverse, l’action désintéressée, accomplie au service de quelque chose de plus grand que soi, est souvent porteuse de transformation positive. Comme le rappelle Colette POGGI, le message de la Gita c’est « de se mettre dans un état d’esprit où, libre de ce moi encombrant, l’on se dispose à agir. (…) comme ces femmes et ces hommes qui ont mis toute leur énergie à se battre pour une plus grande justice : Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela et bien d’autres. » [1]
[1] La Bhagavad Gîta ou l’art d’agir, Colette POGGI et Emilie POGGI