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Yoga Sūtra : doit-on arrêter ou canaliser le mental ?
Il existe un Yoga Sūtra très célèbre le Sūtra 1.2 : YOGAH-CITTAVṚTTINIRODHAḤ.
Mais que signifie exactement ce sūtra ? Les interprétations divergent. Pour certains, il s’agit d’arrêter le mental, de le faire taire complètement. Pour d’autres, ce n’est pas le mental en tant que tel, mais ses fluctuations qu’il faut stopper. D’autres encore estiment qu’il ne s’agit ni d’un arrêt ou d’une suppression, mais d’une canalisation de ses mouvements intérieurs.
Or, arrêter et canaliser ne sont pas synonymes. Arrêter implique une suppression ou une mise en pause, tandis que canaliser suppose un redirectionnement, une maîtrise orientée.
Alors, que faut-il comprendre ? Le yoga consiste-t-il à faire taire le mental ? ou le pacifier ? A stopper ses agitations ou les canaliser ?
Quel est le probléme avec les activités du mental ?
Les cinq fonctions du mental peuvent être positives ou affligeantes
[1.5] VṚTTAYAḤ PAÑCATAYYAḤ-KLIṢṬĀKLIṢṬĀḤ
Les 5 activités du mental peuvent être perturbantes ou pas
Les cinq activités du mental peuvent être sources de souffrance ou d’équilibre, selon leur nature et la manière dont elles sont gérées. Il ne s’agit donc pas de rejeter totalement l’activité mentale, mais de l’orienter avec discernement.
N’oublions pas que l’objectif fondamental des Yoga Sūtras est de répondre au problème central de la souffrance humaine (duḥkha). Le terme Vṛtti signifie à la fois « fonction » et « agitation » : un mauvais fonctionnement, marqué par l’agitation, peut ainsi engendrer de la souffrance.
Rappelons que le Yoga-Sūtra vise précisément à traiter ce problème. Sans souffrance humaine, il n’y aurait pas de Yoga-Sūtra. Patañjali insiste sur le fait que le mental, et plus particulièrement ses activités, sont à l’origine de cette souffrance. Ainsi, selon la manière dont il est employé, le mental peut soit servir notre intérêt, soit aller à son encontre.
Patanjali isole 5 fonctions du mental :
- la connaissance correcte (qui peut venir de la perception directe, de la déduction ou de la transmission.
- la connaissance incorrecte (quand il n’y a pas de correspondance entre le savoir et la réalité (on se trompe).
- l’imagination
- le sommeil profond (Remarquons que le sommeil qui est la disjonction du mental reste une activité à part entière)
- la mémoire.
En quoi peuvent-elle faire souffrir ?
La connaissance correcte, est basée sur une perception justebien mais bienque précieuse, une focalisation excessive sur cette connaissance peut mener à l’orgueil ou à l’attachement rigide, limitant ainsi notre ouverture d’esprit et provoquant de la souffrance.
La connaissance incorrecte, nous induit en erreur et nous met en porte-à-faux avec la réalité, mais elle peut aussi être un moteur de progrès lorsqu’elle est rectifiée et nous pousse à avancer.
L’imagination, indispensable à la créativité, peut aussi nous enfermer dans des peurs illusoires ou des anticipations excessives. Une imagination débordante, déconnectée de la réalité, peut engendrer des peurs infondées, des attentes irréalistes et de l’anxiété.
Le sommeil profond, bien qu’il apporte un repos régénérateur, un excès de sommeil ou une somnolence constante peut entraîner la paresse, l’inertie et un manque de clarté mentale, nous faisant manquer des opportunités importantes.
La mémoire, en préservant les relations et les acquis, peut également être source de conditionnement et d’attachement excessif, freinant ainsi notre évolution. S’attacher aux souvenirs passés, surtout s’ils sont douloureux, peut raviver des émotions négatives et empêcher de vivre pleinement le moment présent.
Il ne faut pas conclure que toutes ces facultés de l'esprit, telles que la capacité d'observer, d'inférer, de se souvenir, d'imaginer, d'être inactif ou, au contraire, très actif, soient préjudiciables. Elles sont nécessaires dans la vie, mais laissées à elles-mêmes, l'esprit développe sa propre manière d'agir et l'on devient incapable d'utiliser toutes ces facultés à notre avantage.
Le yoga, un éveil spirituel, T.K.V. Désikachar
Que faire contre ces afflictions du mental ?
YOGAH-CITTAVṚTTINIRODHAḤ
: les différentes interprétations de ce Yoga Sūtra
La réponse au traitement des agitations du mental est dans ce sutra : YOGAH-CITTAVṚTTINIRODHAḤ mais tous les commentateurs ne le traduisent pas de la même manière.
Les traductions de nirodha varient : certaines insistent sur l’arrêt total (suppression, inhibition), tandis que d’autres parlent plutôt de maîtrise (restraint, control). Parmi ces sept traductions, seules deux suggèrent une cessation absolue, tandis que les autres évoquent un apaisement ou une transformation du mental. En outre certain parlent du mental et d’autres de ses productions.
Sur le site yogasutrastudy.info nous trouvons plusieurs traductions du Sutra 1.2 :
Yoga is the suppression of the modifications of the mind. (trad. Hariharananda Aranya)
Yoga is the inhibition of the modifications of the mind. (trad. I. K. Taimni)
Yoga is the nirodha (process of ending) of the vṛtti (definitions) of citta (field of consciousness). (trad. Vyasa Houston)
Yoga is the cessation of the turnings of thought. (trad. Barbara Miller)
The restraint of the modifications of the mind-stuff is Yoga. (trad. swami Satchidananda)
Yoga is the control of thought-waves in the mind. (trad. Swami Prabhavananda)
Yoga is restraining the mind-stuff (Chitta) from taking various forms (Vrittis). (trad. Swami Vivekananda)
Dans la traduction du sutra 1.2 qui m’est familière, celle de Frans Moors, nirodha est traduit par : apaisement, concentration et canalisation.
“L’harmonie est l’apaisement, la concentration et la canalisation complète des activités fluctuantes du mental.”
dans l’enseignement que j’ai reçu on traduit par : “Le yoga, c’est canaliser les fluctuations du mental, les agitations.”
- Citta (neutre) : mental, pensée, sentiment, émotion
√ CIT- : conscience, percevoir, être conscient de
- Vrtti (fem) :
√ VṚT- : tourner, ce qui tourne, agitation, fluctuation (sens positif = fonctionnement / sens négatif = agitation du mental)
- nirodhah (masc, nom, sing) : canaliser, maitriser
- Ni : à l’intérieur, vers le bas
- RUDH- : couvrir, arrêter
Étymologie de "nirodha"
Étymologiquement, le double sens de nirodha persiste. Il peut désigner à la fois la cessation et l’orientation ou la canalisation.
Nirodha [act. nirudh] :
Significations : emprisonnement, détention ; restriction, obstruction ; répression, suppression.
Racine : nirudh : obstruer, bloquer, enfermer, restreindre, réprimer, exclure.
Le préfixe “ni”
Le préfixe “ni” contient aussi ce double sens :
Cessation, mais aussi orientation. Il signifie “à l’intérieur”, “en bas”, ce qui implique aussi de donner une direction, orienter.
Ni : Indication : down, back, in, into, within. Signification additionnelle : privation, négation.
Sources : Sanskrit Heritage – Sanskrit Dictionary
Le débat entre "arrêter" et "canaliser" repose sur une distinction subtile
le mental mal orienté obscurcit la réalité
Le chapitre 2 des Yoga Sūtras expose l’illusion fondamentale du mental : le mental se prend pour la conscience, et cette confusion est la principale source de la souffrance humaine. C’est le plus néfaste des vṛtti du mental (mélande de connaissance fausse et d’imagination). Ainsi, refusant sa condition humaine (le changement, les limites), l’homme s’attache à la matière et au périssable, ce qui entraîne inévitablement de la souffrance. Cette confusion du mental peut être considéré comme un Vṛtti, plus précisément un Vṛtti perturbant (klishta), car il relève d’une confusion fondamentale entre le mental (Citta) et la conscience pure (Purusha).
Dans la philosophie du Yoga Sūtra, Citta est l’outil de perception et de réflexion, mais il n’est pas la conscience ultime. Lorsque le mental s’identifie faussement à Purusha (conscience pure), il fonctionne sous l’emprise de l’ignorance (Avidyā), qui est le premier des Kleśas (les afflictions mentales, Yoga-Sūtra II-3).
Ce mécanisme fonctionne en cercle vicieux : l’attachement naît d’une confusion, celle du mental qui se prend pour ce qu’il n’est pas (pour la conscience pure). Pour s’en libérer, il faut établir la juste relation au réel, ce qui constitue le discernement (viveka). Celui-ci s’acquiert par la pratique des différentes étapes du yoga.
Le Sūtra 1.3 dit :
TADĀ-DRAṢṬŪḤ-SVARŪPE-AVASTHĀNAM
“Alors, le témoin (Puruṣa) demeure dans sa véritable nature.”
Autrement dit, “Lorsque le mental est bien orienté, le Puruṣa devient stable, le témoin retrouve sa véritable nature.”
le mental bien orienté est comme une lentille transparente
Le mental (citta) se prend à tort pour le témoin (draṣṭṛ ou purusha), comme un usurpateur (le calife à la place du calife). Il agit comme une lentille trouble, déformant notre perception du monde extérieur (les autres) et intérieur (notre véritable nature).
Si la lentille est impure, notre vision est faussée.
Si elle est transparente, le mental joue son rôle correctement et la réalité apparaît avec clarté.
Un mental purifié permet de voir le monde tel qu’il est, sans illusion. Le yoga consiste donc à apaiser et clarifier cette lentille intérieure afin d’atteindre la lucidité et l’harmonie.
Il ne s’agit pas de supprimer le mental, mais de le canaliser ou de le purifer pour qu’il devienne un outil au service de la conscience, et non un obstacle. Néanmoins cette canalisation amène nécessaire à faire ceser les fluctuations négatives.
Ainsi, le débat entre ‘arrêter’ et ‘canaliser’ repose sur une distinction subtile : nirodha n’est pas une suppression brutale du mental, mais un état où ses fluctuations cessent naturellement par absorption et pacification.
Le Yoga Sūtra 1.32 : Un indice supplémentaire sur l'orientation du mental
Le Sutra 1.32 nous pousse également à penser à l’orientation du mental et non à sa cessation. Il dit :
Tat-pratiṣedha-artham eka-tattva-abhyāsaḥ
“Pour s’en prémunir (des fluctuations mentales ou citta-vṛtti), il convient de s’engager dans la pratique d’1 seul principe.“
Ce sutra nous invite à choisir une voie et de s’y impliquer. D’être fidèle et impliqué dans une démarche. Dans le but de repousser ces obstacles, il est conseillé de s’investir dans une seule direction, une seule pratique.
nirodha comme unité entre le mental et l'objet
Dans Le yoga, un éveil spirituel, T.K.V. Désikachar explique que le yoga est le début de ekāgratā (c’est la même idée que eka tattva du sūtra 1.32). C’est lorsque le psychisme adopte une direction claire pour agir ou progresser. Il écrit : “Lorsque ekāgratā se développe, il culmine dans ce qu’on appelle l’état de nirodha. Dans cet état, il y a unité entre le mental et l’objet auquel il s’intéresse, comme s’ils avaient fusionné“
Nirodha en ce sens est plus une fusion qu’une cessation. C’est un état où l’esprit ne s’intéresse plus qu’à une seule chose, comme si un intérêt unique enveloppait l’esprit. “C’est cet état qui est signifié par le terme nirodha. Rudh indique l’idée d’être enveloppé par un intérêt particulier, et ni signifie l’intensité de cet enveloppement. À ce moment-là, le mental fonctionne dans un seul domaine et rien d’autre ne peut interférer.” T.K.V. Désikachar
nirodha comme restriction : une conséquence de nirodha comme fusion
T.K.V. Désikachar explique que nirodha, bien qu’il signifie aussi ‘restriction’, ne consiste pas à forcer l’esprit à se limiter. Au contraire, lorsque le mental est totalement absorbé dans un seul objet, plus rien d’extérieur ne peut l’influencer. La restriction qui en découle n’est pas imposée, mais résulte naturellement de cette concentration profonde, par unification complète de l’attention.
Nirodha, dans le sens de 'restriction', est donc simplement la conséquence de nirodha dans le sens d'absorption complète. Citta-vṛtti-nirodha signifie que le mental tout entier n'a plus qu'une seule forme d'activité et que toutes les autres, qui pourraient le distraire, se sont tues.
Le yoga, un éveil spirituel, T.K.V. Désikachar
Le cas du Nirbīja Samādhi : un mental purifié
On pourrait objecter que le Samādhi ultime (Nirbīja Samādhi), en tant qu’absorption complète, signifierait la dissolution totale du mental. Or, il s’agit plutôt d’un état où toutes ses fluctuations cessent, révélant une pure clarté. Le mental ne disparaît pas, mais son fonctionnement est entièrement transformé : il devient un miroir parfaitement limpide, reflétant sans distorsion la réalité.
[1.51] Tasyāpi nirodhe – sarvanirodhāt – nirbījaḥ samādhiḥ
- Tasya : alors, en conséquence
- Api : aussi
- Nirodhe : lorsqu’il y a canalisation, maîtrise, arrêt, dissolution
- Sarva : tout (toutes les sources de souffrance)
- Nirodhāt : par le fait de la canalisation, maîtrise, arrêt, dissolution
- Nirbījaḥ : sans support
- Samādhiḥ : clarté, fusion, absorption
“Lorsqu’il y a dissolution de cela même, du fait de la dissolution de tout ce qui précède, c’est l’absorption lumineuse sans semence.” (Traduction de Frans Moors)
Le Nirbīja Samādhi est un état où le mental est totalement libéré des fluctuations (vṛttis). Il n’y a plus ni pensées, ni désirs, ni perturbations qui obscurcissent la conscience. Cet état, d’une clarté absolue, marque la fin de toute vibration mentale, émotionnelle ou conceptuelle.
Cet état de lucidité totale, où toute souffrance s’évanouit, est une forme rare de béatitude. Il représente l’aboutissement ultime de la méditation. La béatitude est une forme de joie inaltérable, indépendante des circonstances extérieures. Elle ne signifie pas être insensible, mais plutôt demeurer inébranlable face aux fluctuations du monde.
Être pleinement vivant tout en étant libéré du désir : est-ce un idéal que l’on peut atteindre de notre vivant ? Un état ultime que l’on expérimente à la fin du chemin ?
Ici encore, les mots de T.K.V. Désikachar sont précieux.
Ce qui se produit dans l'état de nirodha, c'est la chose suivante : on voit et l'on connaît. Quel que soit le domaine que le mental explore, il le perçoit complètement et le connaît intégralement, à un point tel qu'il ne lui reste pratiquement plus rien à découvrir. Au fur et à mesure que l'on intensifie ce processus, on parvient à comprendre au-delà des sens.
Le yoga, un éveil spirituel, T.K.V. Désikachar
Conclusion
Ainsi, le chapitre 1 des Yoga Sūtras ne vise pas tant l’arrêt du mental que sa clarté.
Traduire nirodha dans Yoga citta vṛtti nirodha par « canalisation du mental » plutôt que « cessation du mental » permet d’éviter l’idée d’une suppression totale du mental.
En effet, nirodha n’est pas une disparition brutale du mental, mais plutôt une absorption et une pacification, pouvant inclure la cessation de certaines fluctuations.
Ainsi, le débat entre « arrêter » et « canaliser » le mental repose sur une distinction subtile. Nirodha n’est pas une suppression forcée des pensées, mais un état où les fluctuations du mental s’apaisent par absorption complète. Cette absorption peut être vue comme une concentration unifiée, où le mental, dirigé dans une seule direction, laisse naturellement s’éteindre les distractions et perturbations.
Ce processus de purification constitue l’essence même du yoga. C’est, à mon sens, l’enjeu central du chapitre 1 des Yoga Sūtras, où figure l’aphorisme clé : Yoga citta vṛtti nirodha.
Et vous, que pensez-vous de ce Sūtra ? Avez-vous découvert d’autres interprétations ou commentaires qui vous ont marqué ?
L’absorption totale du mental : un idéal presque inatteignable ou un état de conscience modifié accessible avec la pratique ? Partagez votre réflexion !”