Se libérer des illusions pour élever sa pratique

Sadhus et ascètes armés : quand les yogis deviennent guerriers au VIIe siècle

Sadhus, ascètes et yogis : Décryptons ces figures mystiques

Les sadhus et ascètes armés de l’Inde ancienne incarnent une fascinante alliance de dévotion spirituelle et de bravoure guerrière. Avant de plonger dans leurs histoires intrigantes et notamment dans leur rapport à la guerre, clarifions ce que désignent ces noms.

Un sādhu est bien plus qu’un simple ermite ; c’est un saint homme hindou qui a renoncé aux attaches matérielles pour se consacrer entièrement à la quête de la moksha – la libération spirituelle. Cela signifie échapper au cycle des renaissances pour fusionner avec l’absolu, le divin. Le sādhu mène une vie itinérante, vit d’aumônes, et porte souvent le minimum de vêtements, préférant se concentrer sur l’essentiel. Il peut suivre la voie du Vishnouisme ou du Shivaïsme et appartenir à divers ordres ou sectes, tels les Nāgas ou les Naths. Pour ces sadhus, le yoga postural est secondaire, une simple étape vers des pratiques spirituelles plus profondes. Une fois les postures (āsanas) maîtrisées, ils les laissent derrière eux pour se plonger dans la méditation (dhyāna) et l’état d’absorption totale (samādhi). Pour en savoir plus sur les saddhus voici un excellent article;

Le terme ascète, lui, est plus large. Il s’applique à toute personne menant une vie austère pour des raisons spirituelles, que ce soit dans l’hindouisme, le bouddhisme, le christianisme ou le jaïnisme. L’ascète se consacre à une discipline rigoureuse du corps et de l’esprit, souvent à travers des privations telles que le jeûne, la mortification, les austérités, et même l’abstinence. Son but est d’atteindre le salut ou la libération spirituelle.

un sadhu qui médite avec des sadhus guerriers dérrière qui se battent au sabre

Quant au yogi (ou yogin), il s’agit originellement d’un ascète ou sage hindou pratiquant le yoga. Ici le yoga a un sens plus large que la pratique posturale et représente une discipline du corps et de l’esprit qui a pour but de libérer de la souffrance. Dans ce sens traditionnel, un yogi peut aussi bien être un sādhu qu’un ascète. Cependant, aujourd’hui, on utilise souvent le mot yogi pour désigner simplement une personne qui pratique le yoga, sans forcément impliquer une démarche spirituelle extrême.

Yogini désigne initialement une déesse ou la compagne du yogi et dans son acceptante moderne une femme qui pratique le yoga.
Maintenant que tout est clair, plongeons dans l’histoire de ces sadhus armés, de ces ascètes mercenaires et de ces yogis combattants, figures mystiques et redoutables, qui mêlent spiritualité et discipline martiale.

À la Croisée des armes et de l'ascèse : Les sadhus guerriers du 7e Siècle

deux sadhus

Selon Matthew Clark, chercheur à l’université de Londres, dans son étude Akhāṛās Warrior Ascetics, les premiers témoignages de l’existence de sādhus armés remontent au 7ᵉ siècle.

Dans le Harṣacarita, une biographie du roi Harsha rédigée par le poète Bāṇabhaṭṭa vers 640 de notre ère, on découvre l’histoire fascinante de deux ascètes – Pāṭālasvāmin et Karṇatāla – devenus gardes personnels du roi. Loin d’être des ermites, ils se sont illustrés sur les champs de bataille, amassant richesse et renommée grâce à leurs exploits.

Dans cet extrait du Harṣacarita, traduit pour l’occasion, on découvre comment ces ascètes-guerriers combattaient pour le roi :
Au bout de quelques jours, l’ascète, malgré les remontrances du roi, partit dans les bois. Pāṭālasvāmin et Karṇatāla, hommes à l’esprit guerrier, restèrent au service du roi. Devenus riches au-delà de leurs plus grands rêves, dégainant leurs épées au milieu de la garde royale, occupant le premier rang dans les batailles… ils traversèrent les années et vieillirent aux côtés du roi.

L’anthropologue française Véronique Bouiller souligne également cette présence des sadhus armés dans l’Inde ancienne lorsqu’elle écrit à propos de la même histoire : « depuis fort longtemps, des sadhus armés arpentèrent les chemins de l’Inde du Nord et s’employèrent au service des rois. Nous en avons un témoignage dans le Harṣacarita, dans la description des sadhus qui entourent l’ascète Bhairavācārya et qui par la suite forment la garde personnelle du roi » Source : La Violence des non-violents ou les ascètes au combat

 
Avec ces sadhus guerriers, nous sommes bien loin de l’image des sages paisibles ou des yogis “peace and love” de Rishikesh. Et l’histoire ne s’arrête pas là !

Des mendiants mercenaires et des moines combattants

L’exploration de Clark nous mène plus loin, dans le Bṛhatkathāślokasaṃgraha, rédigé entre le 8ᵉ et le 10ᵉ siècles, où apparaissent des “mendiants mercenaires portant des armes étranges“, identifiés comme des Pāśupatas. (Les Pāśupatas font partie d’une des premières sectes à vénérer Shiva comme dieu suprême, apparue entre le 2ᵉ siècle avant notre ère et le 2ᵉ siècle de notre ère. Trois autres sectes en sont issues : les Kalamukha, les Kapalika et les Saiva. Ils se recouvrent souvent le corps de cendres).

Ces guerriers avaient pour mission de sécuriser les routes commerciales et d’assurer la protection contre les invasions. La militarisation des moines ne s’arrêtait pas là : Clark et d’autres historiens notent des mentions de véritables armureries dans les monastères, et de moines combattants capables de repousser l’ennemi.

Il fait notamment référence aux travaux de Sanderson et à ses recherches sur le Mayasaṃgraha, un ancien texte sur l’architecture indienne dont la datation reste incertaine (probablement rédigé entre le 5ᵉ et le 12ᵉ siècle). Sanderson évoque, entre autres, l’histoire de Dharmashiva, un moine śaiva qui défendit sa région contre des envahisseurs avec une grande habileté à l’arc, mais qui finit par perdre la vie au combat. Il décrit également un autre ascète du 12ᵉ siècle dont les talents militaires contribuèrent à consolider le royaume de son souverain et même à étendre ses propres possessions.

Ces sadhus et ascètes armés ne sont toutefois pas des cas isolés ; il ne s’agit pas seulement de quelques hommes ou de quelques exemples épars dans l’histoire de l’Inde. D’autres textes témoignent de groupes plus larges d’ascètes armés, comme nous allons maintenant le découvrir.

Un mystérieux peuple de yogis armés au 15e

Ludovico di Varthema, un aventurier italien, décrit en 1500 un roi et son intrigant peuple de yogis guerriers qui accompagne un sultan à la guerre : « Le sultan va à la guerre ordinairement avec un roi qui s’appelle le roi des Yogis ».
Ces yogis, au corps enduit de cendres, portent des bijoux et une corne autour du cou, accompagnant leur roi lors de ses campagnes militaires. Certains d’entre eux pratiquent des formes d’ascèses extrêmes, comme ne jamais s’asseoir, ou observer un vœu de silence. Bien que di Varthema ne précise pas leur secte, le fait qu’ils portent une corne en guise de sifflet autour du cou suggère leur appartenance à l’ordre des Naths, comme l’explique James Mallinson dans Yoga l’art de la transformation : ” le port de ces trompes… demeure aujourd’hui le signe d’appartenance le plus distinctif de l’ordre Nath.”

Ce texte est si surprenant et éloigné de l’image que l’on se fait habituellement des yogis ou des pratiquants de yoga que nous en proposons ici un long extrait, modernisé pour une meilleure compréhension.

La peinture du roi de Cambay (dans l'actuel Gujarat), réalisée par Ludovico di Varthema entre 1502 et 1508 de notre ère.
La peinture du roi de Cambay (dans l'actuel Gujarat), réalisée par Ludovico di Varthema entre 1502 et 1508 de notre ère.

Le sultan va à la guerre ordinairement avec un roi qui s’appelle le roi des Yogis (…) Ce roi des Yogis à une très grande seigneurerie qui compte environ 30 000 personnes. Le roi et son peuple, (…) sont considérés comme saints en raison de leur mode de vie (…). La tradition du roi est de partir en voyage tous les trois à quatre ans, comme un pèlerin, mais cela se fait aux frais des autres, accompagné de trois ou quatre mille de ses gens, ainsi que de leurs femmes et enfants. Il emmène avec lui quatre ou cinq montures et une variété d’animaux exotiques : singes, perroquets, léopards, faucons, et parcourt toute l’Inde de cette manière. Son habit est fait d'une peau de chèvre, avec une partie devant et un autre derrière, la fourrure à l’extérieur, et de couleur sombre, semblable à celle d’un lion. ... Tous portent une grande quantité de bijoux, de perles et d’autres pierres précieuses aux oreilles, et le peu de vêtements qu'ils portent est drapé en écharpe. Certains portent des chemises, et le roi, ainsi que les nobles, utilisent une farine de cendal moulu et d'autres bonnes odeurs avec lesquelles ils se farinent le corps entièrement." Il y en a certains qui, par dévotion, ne se tiennent jamais debout, d'autres, quant à eux, choisissent de ne jamais s'asseoir par terre. Certains se tiennent debout sans jamais s’allonger au sol. Il y a aussi ceux qui, par dévotion, décident de ne jamais parler. Ces derniers se déplacent toujours avec trois ou quatre personnes qui les servent. Ils portent généralement une corne autour du cou, et lorsqu'ils entrent dans une ville, ils sonnent tous ensemble ces cornes, surtout quand ils souhaitent recevoir l’aumône. (…) Ils restent dans une ville pendant trois jours, tout comme les bohémiens. Certains portent un bâton avec un cerceau de fer au bout, tandis que d'autres utilisent une sorte de tranchet en fer qui coupe comme des rasoirs tout autour, qu'ils lancent avec une fronde lorsqu'ils souhaitent frapper quelqu'un. Lorsque ces gens arrivent dans une ville d'Inde, chacun s'empresse de leur offrir toute l'aide possible. Car même s'ils venaient à tuer le plus important des citoyens, ils n’en souffriraient aucune pénitence, car ils disent qu'ils sont saints. (...) Ce peuple de yogis possède de nombreux joyaux, car ils ont la liberté d'aller partout où bon leur semble, jusqu'aux lieux où ces joyaux se trouvent, et ce parce qu’ils sont dits saints. Ils les transportent vers d'autres pays sans aucune dépense. Grâce à leur force ils parviennent à tenir en échec le sultan Machmuth.

On pourrait objecter que ces ascètes que nous décrivons ne peuvent être considérés comme des yogis, car le yoga est par essence non violent, conformément au principe d’Ahimsa, qui imprègne la plupart des grandes lignées de yoga, notamment celle de Patanjali. De plus, ils ne correspondent pas nécessairement à l’image que nous associons habituellement aux yogis ou au yoga. Cependant, ce serait une vision réductrice, comme nous allons le découvrir en explorant les racines profondes du yoga.

Ces sadhus armés et ascètes guerriers sont parmi les premiers yogis !

Un ascète pratiquant Ūrdhvabāhu pour illustrer les austérites des sadhus
Pour comprendre pourquoi ces sadhus et ascètes armés peuvent être considérés comme des yogis, il est essentiel de remonter aux origines du hatha yoga, qui prend forme en Inde entre 1000 et 1500 de notre ère. Dans son superbe article Yoga and ReligionJames Mallinson, indianiste britannique et l’un des plus grands experts de l’histoire du hatha yoga médiéval, explique que le yoga résulte d’une fusion entre des pratiques ascétiques anciennes, remontant au 4e siècle avant notre ère, et des pratiques tantriques qui se développent tout au long du premier millénaire. Les premiers ascètes renonçants pratiquaient des postures, des rétentions de souffle et des mudras pour canaliser l’esprit et éveiller une énergie intérieure, censée leur conférer des pouvoirs surnaturels ou mener à la libération spirituelle. Cette energie appelée Tapas “pouvait être utilisée pour obtenir des dieux des bienfaits tels que des pouvoirs surnaturels, et pour accorder des bénédictions et des malédictions, tandis que l’apaisement de l’esprit était associé à la libération de la roue de la renaissance.” James Mallinson Ces austérités, également appelées tapasya héritées des anciennes pratiques ascétiques, demandaient des efforts extrêmes, comme l’exposition prolongée au soleil brûlant au centre d’un cercle de feux ou le maintien des bras levés jusqu’à ce qu’ils deviennent définitivement immobiles. (On retourve ici les austérités décrites par di Varthema). À cette approche initiale s’est ensuite ajoutée une dimension tantrique, visant à éveiller la kundalini – une énergie divine, lovée à la base de la colonne vertébrale – et à la faire s’élever dans la tête, jusqu’à l’union spirituelle.

C’est l’union de la tradition ascétique antérieure et de cette tradition tantrique qui a produit le hatha yoga. C’est aussi en ce sens que David Gordon White écrit :

Le yoga est issu de plusieurs traditions indiennes souvent sans rapport entres elles qui se sont amalgamées au fil des siècles pour former un noyau de traditions unifiées

D’après les recherches de l’indianiste Daniela Bevilacqua sur les sadhus
beaucoup d’ascètes indiens considèrent que l’attitude mentale qui permet l’austérité est le hatha yoga.  Ainsi, le yoga pour eux n’est pas un système comprenant asana, pranayma et méditation mais une attitude mentale caractérisée par la ferme détermination d’atteindre un objectif.

Qu’on les appelle sadhus, ascètes ou renonçants, ils pratiquaient tous des austérités, ou tapas, considérées comme les prémices du hatha yoga, ce qui légitime pleinement leur qualification de yogis.

Prochain Article : Les Mystérieux Guerriers Nāga et leur légende

Le chapitre des yogis guerriers ne s’arrête pas aux sādhus armés du 7e siècle, ni aux moines et ascètes combattants du 12e. L’histoire va plus loin, avec les féroces combattants Naga, une secte de yogis connus pour leur engagement militaire et leur bravoure. Dans le prochain chapitre, nous plongerons dans la légende de ces guerriers redoutables, défenseurs d’une autre dimension du yoga, où spiritualité et discipline martiale ne font qu’un.

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