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La Révolte oubliée des Sannyasis et des Fakirs
Une révolte méconnue
L’Inde du XVIIIe siècle fut le théâtre de nombreuses révoltes contre l’oppression coloniale britannique, mais peu d’entre elles sont aussi intrigantes que celle des Sannyasis et des Fakirs (1765-1800). Cette insurrection, menée par des ascètes hindous — Sannyasis, Nāgās et Sadhus — et des mystiques musulmans (Fakirs), s’opposa à la Compagnie britannique des Indes orientales. Elle se déroula principalement dans les régions du Bengale et du Bihar et dura plus de trois décennies.
Connus pour leur renoncement au monde et leur quête spirituelle, ces ascètes devinrent pourtant de redoutables combattants. Pourquoi des yogis, réputés pour leur détachement du monde matériel, prirent-ils les armes contre l’envahisseur britannique ? Cette question est au cœur de l’article.
Contexte historique et économique : une crise qui incite à la révolte
Une crise économique et spirituelle
Les fakirs, nāgās et sadhus furent parmi les premiers groupes à s’opposer activement à la domination de la Compagnie britannique des Indes orientales entre 1765 et 1800. Cette fois-ci, ces ascètes errants ne se battaient plus comme mercenaires au service de divers royaumes indiens, mais pour leur propre compte, pour leur survie.
En effet, face aux restrictions imposées par la politique coloniale britannique, qui limitaient leurs déplacements et menaçaient leurs moyens de subsistance en cherchant à contrôler l’accès aux sites religieux, ils durent prendre les armes.
Avant l’arrivée des Britanniques, ces groupes d’ascètes subsistaient grâce aux aumônes qu’ils récoltaient auprès des fidèles et des propriétaires terriens (zamindars) lors de leurs pèlerinages à travers toute l’Inde. Rappelons que ces circuits étaient aussi des circuits commerciaux qui obéissaient à un itinéraire fixe, calculé en fonction des divers événements religieux, tels que des fêtes, des festivals, des visites de sanctuaires ou d’autres pèlerinages. Ainsi, ces itinéraires n’étaient pas seulement religieux : ils étaient aussi au cœur d’un système commercial vital, reliant les marchés et les lieux de dévotion.
Mais le contrôle britannique des circuits de pèlerinage en Inde commença progressivement après l’établissement du pouvoir de la Compagnie des Indes orientales au début du XVIIIe siècle, ce qui déstabilisa le système socio-économique de ces ascètes.
Dans le Bengale, la Compagnie entretenait souvent des relations avec les nawabs (chefs musulmans locaux), et, à travers ces relations, elle avait un certain pouvoir sur les régions économiques clés.
Une nouvelle administration fiscale
En outre, en 1765, l’imposition du diwani, ce droit de collecte des impôts, concédé à la Compagnie des Indes par l’empereur moghol Shah Alam II, bouleversera ce système de subsistance des ascètes. Avec le diwani, la Compagnie des Indes obtient le droit de collecter des taxes et d’administrer la justice civile. Elle augmentera les impôts des Zamindars (propriétaires terriens), qui selon les mots de Véronique Bouillier dans La violence des non-violents ou les ascètes au combat : « pressurent donc davantage les paysans et commencent à protester contre les contributions exigées par les ascètes itinérants ».
Les paysans ne pourront plus payer et, en 1770, la famine aggravera encore la situation. Cette nouvelle administration fiscale augmenta la pression sur les zamindars, qui cessèrent de soutenir les ascètes en refusant de payer les contributions exigées par ces derniers. Aussi, les ascètes, dont la subsistance sera aussi mise en danger, vont se révolter contre les Anglais ; cela s’appellera abusivement la révolte des Sannyasiens, bien qu’il y eût d’autres protagonistes, tels que des fakirs musulmans, des Nāgā, des sadhus.
La fin du XVIIIe siècle voit les Nāgā, principaux protagonistes de ce qui a été abusivement appelé la « rébellion Sannyāsī »… qui mit au défi les autorités britanniques au début de leur mainmise sur le Bengale dans le dernier tiers du XVIIIe siècle (c. 1765-1800).
Valérie Bouillier, La violence des non-violents ou les ascètes au combat
Ainsi, la centralisation du pouvoir britannique après 1757 a exacerbé les tensions sociales et religieuses, notamment en raison des politiques fiscales et des restrictions sur les pratiques religieuses.
Les combats et la répression britannique
En réponse aux bouleversements imposés par la domination coloniale, certains Nāgā Sadhus et d’autres ordres guerriers d’ascètes prirent les armes contre les Britanniques et ce qui devait être une simple lutte pour la survie se transforma en véritable insurrection.
La succession des événements amènera à voir une « rébellion » organisée dans ce qui n’est au départ que mouvements sporadiques.
Valérie Bouillier, La violence des non-violents ou les ascètes au combat
Les Nāgā Sadhus, des combattants aguerris
Déjà formés aux arts martiaux et aux techniques de combat (> lire nos précédents articles), ces yogis organisèrent des attaques ciblées contre les convois britanniques et les collecteurs d’impôts. Ils menaient des raids audacieux sur les trésors de la Compagnie des Indes et interceptaient les marchandises afin de récupérer des ressources pour leur survie.
Les affrontements entre les sannyasis et les troupes britanniques furent particulièrement violents. Lors de cette révolte, il y eut de nombreux conflits et massacres dans lesquels les Anglais essuyèrent souvent des pertes sanglantes.
Les traditions guerrières de certains ordres religieux ne datent pas de cette période : les Nāgā, par exemple, étaient déjà connus pour leur participation aux conflits locaux. Experts dans l’usage des armes traditionnelles, comme le trident et l’épée, les Nāgā Sadhus possédaient une endurance physique exceptionnelle et une rigueur ascétique qui leur permettaient de survivre aux conditions extrêmes de la guérilla.
LE RÔLE DES FAKIRS DANS L'INSURRECTION
Parmi les figures marquantes de cette révolte, Fakir Majnu Shah, un mystique musulman, mena plusieurs attaques contre les troupes coloniales et devint un symbole de la résistance.
Les fakirs jouaient un rôle important dans la société indienne, en particulier dans les communautés rurales. Ils étaient considérés comme des guides spirituels et des médiateurs religieux et ils vivaient aussi grâce aux aumônes des fidèles et aux pèlerinages. En Inde, les fakirs musulmans faisaient partie de la grande diversité des traditions mystiques et spirituelles qui existaient, souvent en parallèle avec les sannyasis hindous et les autres groupes religieux. Ils étaient présents à travers tout le pays, notamment dans les régions du Bengale, de l’Uttar Pradesh, du Bihar et du Deccan, où leurs dargahs (lieux de culte soufis) et leurs communautés mystiques attiraient des dévots.
Ainsi ils furent aussi impactés par ces bouleversements.
Sannyāsī et Bairāgī n’étaient pas les seuls. Transitaient aussi par le Bengale les Faqir Madārī, dont l’apparence et le mode de vie est très proche de celui des Nāgā. Leurs circuits de pèlerinage les menaient depuis la tombe de leur fondateur à Makanpur en Uttar Pradesh jusqu’à divers lieux du Bengale, notamment Mymensingh
Valérie Bouillier, La violence des non-violents ou les ascètes au combat
Face à cette insurrection persistante, les Britanniques mirent en place une répression brutale, multipliant les exécutions, les arrestations et les représailles sanglantes pour écraser le mouvement.
Banditisme religieux ou résistance populaire ?
AUMÔNE OU EXTORSION ?
Selon Véronique Bouillier, la frontière entre rétribution légale, aumône et extorsion envers les riches exploitants et propriétaires terriens, appelés Zamindars, est floue compte tenu du comportement belliqueux de certains groupes d’ascètes
Lors de leur passage, ces sadhus recevaient de l’argent : la frontière entre aumône librement consentie, droit à contribution légalement définie et extorsion de fonds notamment auprès de riches zam īndār, est difficile à apprécier quand on imagine des troupes considérables, belliqueuses et très correctement armées ».
Valérie Bouillier, La violence des non-violents ou les ascètes au combat
Ce flou leur vaudra sans doute le qualificatif de « bandits aux motivations religieuses excessivement douteuses » donné par David N. Lorenzen dans son ouvrage Warrior ascetics in indian history et cela explique aussi pourquoi cette révolte soit souvent reléguée à un simple épisode de banditisme religieux.
(David N. Lorenzen, est un historien et chercheur américain spécialisé dans l’histoire de l’Inde, en particulier dans les domaines de la religion et de la culture indiennes.)
UNE VISION COLONIALE
Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, un thème récurrent dans la correspondance des fonctionnaires de la Compagnie des Indes, en particulier ceux des régions du nord du Bengale, était l'incursion des groupes nomades connus sous le nom de Sannyasis et Fakirs « qui passaient chaque année à travers les districts » sous « le prétexte de pèlerinage religieux, mendiant, volant et pillant » partout où ils allaient" .
A.N Chandra - The Sannyasi Rebellion
Cette citation reflète la perception des ascètes par les colons comme des individus dangereux, profitant de leur statut religieux pour mener des activités criminelles.
Dans The Annals of Rural Bengal (1868), William Hunter, un administrateur colonial britannique décrit les Sannyasis et Fakirs comme des bandits religieux semant le trouble dans les campagnes du Bengale. Il les accuse d’attaquer les convois commerciaux et les trésoreries de la Compagnie. Il les présente moins comme des insurgés politiques que comme des groupes de pilleurs motivés par l’appât du gain.
Dans les rapports des autorités britanniques, les Sannyasis étaient parfois associés à des groupes criminels indiens, en raison de leurs actions violentes, de leur organisation en bandes et de leurs attaques contre les autorités. Bien que tous les Sannyasis ne soient pas des criminels, les Britanniques avaient tendance à les considérer comme tels en raison de leur rôle dans les pillages et les révoltes contre les forces coloniales et locales. Ces soulèvements n’étaient tellement perçus comme des révoltes populaires, mais assimilés par les autorités à des actes banditisme.
DES AMALGAMES TROMPEURS
Les récits coloniaux les décrivent généralement comme une menace pour l’ordre établi. Souvent considérés comme des insurgés religieux ou des mendiants radicaux perturbant l’ordre public, leurs actions étaient comparées à celles des Dacoïts et des Thugs. Les Dacoïts sont des brigands organisés en bandes armées, souvent composées de paysans ou d’hors-castes, qui attaquent des cibles telles que des trains pour les voler et affrontent les forces de l’ordre. Les Thugs sont des membres de groupes criminels organisés en Inde, spécialisés dans le vol et le meurtre, souvent par étranglement, et opérant selon des traditions ancestrales. Selon certains historiens, cette confrérie d’assassins serait une invention des Britanniques.
“The colonial historiography mainly portrays them either as dacoits, bandits plunderers.” A.N Chandra – The Sannyasi Rebellion
Ces groupes étaient fréquemment amalgamés en raison de leurs activités violentes et de leurs affrontements avec les forces coloniales, contribuant ainsi à forger une image stéréotypée des révoltes populaires comme étant exclusivement criminelles et violentes.
Des historiens indiens, tels que Ranajit Guha dans Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India, ont contesté la vision coloniale de la révolte des Sannyasis. Selon eux, cette révolte ne doit pas être perçue comme un simple soulèvement de bandits, mais comme une forme de résistance populaire contre l’oppression économique et politique imposée par les Britanniques.
UN MOUVEMENT Précurseur des mouvements futurs
Bien que la révolte des Sannyasis précède les grands mouvements pour l’indépendance, elle a constitué un point de départ pour la résistance organisée contre la domination coloniale. Cette révolte a montré que même des groupes marginalisés comme les ascètes et les mendiants pouvaient se soulever contre l’autorité coloniale, contribuant ainsi à forger une conscience collective de résistance. En ce sens, elle représente une prémisse significative des futurs mouvements des freedom fighters même si au départ elle n’avait pas de motivation nationaliste, mais visait uniquement à protéger leurs intérêts.
Rôle et pouvoir du yoga dans la révolte
La révolte des Sannyasis et des Fakirs révèle que certains yogis ne se contentaient pas de méditer et de renoncer au monde. Ils utilisaient, au contraire, leur corps et leur discipline spirituelle comme moyens de résistance physique et politique. Alors que le yoga est traditionnellement associé à la spiritualité et à la non-violence, cette période marque un tournant où il devient aussi un outil de lutte contre l’oppression britannique.
Pendant cette révolte, le yoga, bien plus qu’une simple pratique spirituelle, prend une dimension militante et subversive, anticipant déjà les luttes pour l’indépendance de l’Inde.
En outre, leur statut d’hommes saints et leurs pouvoirs yoguiques leur offraient une forme de protection, car certains craignaient de les tuer en raison de leur sainteté et de leurs pouvoirs. Lisons Chandra sur ce point :
Leur statut d’ascète leur donnait un autre avantage : les réticences religieuses que pouvaient éprouver leurs adversaires à s’attaquer à eux. Ghosh mentionne, par exemple, le refus qu’opposent les Cipayes à l’ordre d’attaquer des Sannyāsī à la baïonnette. De même, le raja du Népal répond aux injonctions britanniques de mettre un terme aux agissements des Sannyāsī et Faqir à partir de leurs bases de Morang dans le Terai népalais, qu’il veut bien les expulser du Népal mais que « conformément à sa religion il ne peut pas mettre à mort un Faqir ». Un des guerriers Nāgā les plus fameux, Anup Giri (Himat Bahadur), accusé d’avoir menacé la vie de Mohadji Sindhia par la magie noire, livré à celui-ci par Ali Bahadur Peshwa chez qui il s’était réfugié, menace de se tuer avec les trois cents Nāgā qui étaient avec lui. Devant cette éventualité (le suicide d’un renonçant, de plus expert en magie, accompagné de sa malédiction et cela multiplié par trois cents), le Sindhia capitule et va lui-même rendre hommage à Anup Giri, « presenting him with a robe of honor, a horse and elephants » ! (Sarkar 1959 : 252)
A.N Chandra - The Sannyasi Rebellion
Conclusion
Cette insurrection met en évidence une figure fascinante : celle de l’ascète ou du yogi combattant. Bien que traditionnellement perçu comme un être détaché des préoccupations terrestres, le yogi se transforme ici en guerrier pour défendre sa liberté et sa survie. Leur statut d’hommes saints et leurs pouvoirs yoguiques offrait également à certains de ces combattants une forme de protection, comme le montre l’attitude du roi du Népal, qui, bien qu’il soit prêt à expulser ces ascètes, refuse de les exécuter, les reconnaissant comme des figures sacrées.
Souvent réduite à un simple épisode de banditisme religieux, la révolte des Sannyasis et des Fakirs fut en réalité l’une des premières grandes manifestations de résistance à l’impérialisme britannique. Elle nous rappelle que le renoncement au monde n’entraîne pas nécessairement l’inaction. Parfois, la quête de liberté exige une lutte farouche.
Une réponse