Se libérer des illusions pour élever sa pratique

Le tantrisme et les pratiques des Nath

Les textes sacrés, appelés Tantras, définissent comme finalité religieuse la divinisation des initiés et l’obtention de pouvoirs magiques. Ils donnaient le nom de yoga aux techniques permettant d’atteindre ces objectifs. Ainsi, on retrouve dans leurs pratiques des asanas, des pranayamas, des bandhas et des mudras, utilisés notamment pour créer un système de pression permettant de canaliser et d’orienter l’énergie du corps, appelée « kundalini », vers le haut.

L’un des moyens de parvenir à ces buts consiste à passer par un « processus de transformation au cours duquel les adeptes masculins s’appropriaient l’inépuisable énergie féminine divine », explique David Gordon White.
Initialement, cette énergie féminine, qui représente l’énergie créatrice, se trouve dans les secrétions sexuelles de femmes appelées « yoginis ». Ecoutons David Gordon WHite sur les cérémonies tantriques :

Kanphata Yogi (droite) et Aghori, de Tashrih al-aqvam.
Tashrih al-aqvam. Image Credit: The British Library Board

Les principaux sacrements, souvent consommés par les adeptes lors de rituels nocturnes sur des terrains de crémation, étaient pris sous forme d’alcool, de viandes et de fluides sexuels obtenus au cours de rapports sexuels ritualisés. Avec le temps, ces pratiques rituelles s’intériorisèrent, et les partenaires féminines de l’adepte du tantrisme devinrent les déesses de son corps subtil. … Ces innombrables déesses tantriques fusionnèrent en une énergie vitale en forme de serpent, généralement appelée kundalini.

Murti of Goraknath in some temple in Laxmangarh, India - Anandanath

Gorakhnath : le fondateur semi-légendaire des Nath tantriques

Le fondateur du nathisme serait Gorakhnath, un personnage semi-légendaire dont l’existence, tout comme celle de Patanjali, demeure mystérieuse et impossible à dater ou situer précisément.

Les yogis Nath sont aussi appelés « kanphata », ce qui signifie « oreille fendue », en raison de leur pratique consistant à fendre le cartilage de l’oreille pour y insérer de grandes boucles. 

Un rejet des règles brahmaniques

Les Nath rejettent les règles de vie brahmaniques et reconnaissent un dieu suprême, identifié à Shiva et qu’ils nomment « Adinatha ».

Adinatha est considéré comme le Nath primordial, fondateur de la secte, dont Goraksa serait l’avatar (incarnation terrestre).

La mauvaise réputation de ces yogis tantriques

une réputation malsaine

Écoutons maintenant la définition des yogis Nath selon Jean Varenne :

Fameux comme guérisseurs, comme sorciers, comme jeteurs de sorts. On les dit aussi alchimistes. Par ailleurs, cette volonté d'utiliser au maximum toutes les ressources de la physiologie humaine conduit les adeptes de la secte à privilégier l'activité sexuelle en raison de l'intensité de l'ébranlement psychosomatique qu'elle déclenche. Ainsi s'expliquent la réputation malsaine de la secte et l'ostracisme dont elle est frappée dans les milieux orthodoxes. Les rites tantriques des nâths n'excluent, en effet, aucun aspect de la sexualité : homosexualité, bestialité, nécrophilie sont pratiquées par les adeptes en plus des relations dites normales (mais néanmoins scandaleuses aux yeux des hindous traditionalistes parce qu'elles sont alors le fait de gens qui se disent yogins). Une branche de la secte, implantée dans le sud de l'Inde, atténue quelque peu ces aspects provocateurs : il s'agit des siddhas (ou sittars). Mais chez ces derniers, comme chez les nâths véritables, l'usage des drogues, une intense activité sexuelle, la magie et l'alchimie sont considérées comme une nécessité pour le salut de l'âme prisonnière du cycle indéfini des existences (c'est-à-dire de la transmigration ou samsāra).

Ainsi, le yogi Nath, connu pour ses pratiques tantriques, avait mauvaise réputation et était craint. On lui attribuait notamment la capacité de pénétrer dans le corps d’un autre homme et d’en prendre possession, exploitant ainsi ses pouvoirs yoguiques pour de la prédation. Il était vu comme un sorcier malfaisant, redouté pour ses pratiques mystérieuses et inquiétantes.

Des récits inquiétants

À ce titre, David Gordon White, dans son livre Sinister Yogi, a étudié de nombreux contes anciens issus de la culture d’Asie du Sud. Dans ces récits, les yogis utilisent leurs pouvoirs surnaturels, notamment la capacité d’entrer dans le corps d’autrui, pour assouvir leurs désirs sexuels et leur soif de pouvoir. Ces contes, datant de plus de 1000 ans, ne décrivent pas les yogis Nath, comme des ascètes reclus pratiquant l’introspection dans le but d’atteindre le salut et de s’unir au divin. Au contraire, ils sont dépeints comme des prédateurs sombres et avides, attirés par les plaisirs et les richesses de ce monde. Écoutons le début de l’un de ces contes :

« Un ascète yogi vivait dans la jungle et était connu sous le nom de Chetak Nāth. Il enlevait un villageois chaque jour pour le manger, à cause de cela, tout le monde le craignait. »
Finalement une reine, de peur qu’elle et son roi ne soient enlevés aussi un jour, conçoivent un stratagème pour tuer le yogi. Ce dernier, afin d’obtenir les faveurs sexuelles de la reine, tomba dans le piège et fut poussé par la reine dans le chaudron bouillant qu’il réservait à ses victimes.

La question militaire

Des ascètes tantriques armés : mythe ou réalité ?

Les yogis Nath étaient redoutés pour leurs pratiques tantriques et les pouvoirs qu’ils en retiraient. Mais étaient-ils réellement organisés en bandes armées et furent-ils les premiers ascètes à le faire, comme l’affirment plusieurs chercheurs ?

David Neal Lorenzen écrit à ce sujet : « Le premier grand groupe religieux à prendre les armes suite à la conquête musulmane apparut chez les Nath. »


Cette affirmation trouve un écho dans les observations de Ludovico di Varthema, qui, vers 1500, décrit un roi des yogis Nath à la tête d’une armée.

William G. Orr souligne également ce rôle militaire des Nath, affirmant :
« Parmi les ordres d’ascètes hindous bien connus, les premiers à avoir recouru aux armes furent les Yogis, ou Nāths, disciples de Gorakhnāth (…). À la fois en théorie et en pratique, les yogis étaient moins sensibles à la doctrine hindoue de non-violence que les membres d’autres ordres religieux. »

Yogis aux oreilles fendues (Kanpathayogins) autour du'un feu
(C) GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau

Des preuves insuffisantes pour les pratiques militaires des Nath tantriques

L’auteur poursuit sa description en détaillant les rites tantriques des Nath, mettant en lumière le caractère sombre et inquiétant de leurs pratiques : pouvoirs occultes, recours à la magie, et même sacrifices humains. Ces éléments contribuent à renforcer la crainte qu’ils inspiraient, les rendant particulièrement aptes à être perçus comme les premiers ascètes à s’être organisés en bandes armées.

Cependant, d’autres chercheurs, tels que James Mallinson et Véronique Bouillier, contestent cette hypothèse, arguant que les preuves historiques établissant que les yogis Nath furent les premiers à s’organiser militairement sont insuffisantes. James Mallinson précise ainsi dans YOGA, l’art de la transformation : « À de rares exceptions près, toutes très éloignées dans le temps, (…) rien n’indique que les Nath aient jamais été organisés en forces armées. »

La non-violence dans les enseignements tantriques des Nath

De plus, il précise dans le même ouvrage que, lors de leur cérémonie d’initiation, « les Nath d’aujourd’hui promettent de ne pas posséder d’armes dangereuses ». Il ajoute également que le premier texte Nath en sanskrit, le Siddha Siddhānta Paddhati, exprime une condamnation explicite envers ceux qui portent des armes.

Une histoire complexe

Ces divergences, liées à l’interprétation des pratiques tantriques et historiques des Nath, soulignent la complexité de la question et la nécessité d’une analyse nuancée des sources historiques. Ainsi, non seulement il est permis de douter que les Nāth aient été les premiers ascètes à s’organiser en bandes armées, mais également qu’ils se soient organisés militairement à un quelconque moment.
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