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L’invisibilisation du yogi guerrier
Les Védas, les épopées anciennes, les traces de sadhus armés dès le VIIe siècle, les armées Nāgā du XVe siècle, la splendeur militaire des yogis jusqu’au XVIIIe siècle, les origines martiales de la salutation au soleil et des enchaînements dynamiques, ainsi que l’engagement des yogis dans la résistance, brossent un portrait bien éloigné du yogi pacifiste auquel l’Occident est aujourd’hui habitué.
Loin du brahmane paisible et méditatif, l’histoire et l’éthos du yogi semblent liés à la lutte et au combat depuis l’époque védique. Comme le souligne Rob Zabel :
Il existe en Inde de nombreux babas qui ne correspondent en rien à nos attentes orientalistes de saints hommes pacifiques, chastes et volontairement appauvris. Ils sont en réalité les vestiges d'armées sacrées qui ont régné sur de vastes régions de l'Inde, contrôlant des routes commerciales, des sites sacrés et les affaires militaires d'une grande partie du nord du pays. Le baba le plus populaire d'Inde aujourd'hui, Ram Dev, est à la fois un porte-parole des āsanas et de l'ayurveda, mais aussi un adepte de la lutte, exhibant ses mouvements à la télévision. Pas plus tard qu’au Kumbh Mela de 1954 – le plus grand rassemblement religieux au monde – des affrontements violents ont éclaté entre ces hommes saints armés et des pèlerins non armés, paniqués. Un épisode que l'historien William Pinch décrit comme " un événement fondé sur la violence entre des hommes dont la profession était la violence ."
Martial Medical Mystical: The Triple Braid of a Traditional Yoga Rob Zabel
Une image éclipsée par les réformateurs
Cette figure du yogi guerrier, pourtant historiquement attestée, a été éclipsée dans l’imaginaire collectif occidental. Pourquoi ?
Dans mes articles précédents sur la révolte des sannyasis et des fakirs et la stigmatisation des yogis guerriers, j’ai montré comment la disparition de fait de ces figures était liée à la répression coloniale britannique. Ces groupes de yogis armés, qui contrôlaient des routes commerciales et des sites sacrés, représentaient un contre-pouvoir difficile à contrôler pour les Britanniques. La répression exercée contre ces yogis a donc facilité leur disparition progressive de l’espace public.
Mais cette suppression concrète ne suffit pas à expliquer pourquoi l’Occident a totalement occulté cette dimension du yoga. Il s’agit ici d’un processus plus profond, une invisibilisation idéologique, qui a redéfini le yogi en figure pacifique et détachée de tout engagement physique ou martial.
Une transformation idéologique : du renonçant combattant au sage pacifique
Dans la première moitié du XIXe siècle, adoptant les critiques coloniales sur l’inutilité sociale de ces yogis et le caractère superstitieux de leurs pratiques, nombre d’hindous cherchèrent à promouvoir d’autres modèles de vie religieuse. En remplacement de l’ascète ayant renoncé au monde, les premiers mouvements de réforme mettent en valeur, à l’instar du Brahmo Samaj, l’homme marié comme modèle religieux exemplaire, incarné sous les traits du savant, de l’humaniste ou du moraliste.
Yoga, L'encyclopédie, sous la direction d’Ysé Tardan-Masquelier
Le Brahmo Samaj, fondé en 1828 par Raja Ram Mohan Roy, est l’un des mouvements réformateurs majeurs qui participent à cette reconfiguration. Il cherche à dissocier l’hindouisme de ses éléments jugés superstitieux et à remplacer la figure du renonçant errant par celle d’un religieux intégré à la société, rationnel et moraliste.
Si le Brahmo Samaj n’a pas directement combattu les ordres de yogis guerriers, il a joué un rôle important dans le remodelage de la spiritualité indienne en écartant les figures mystiques et martiales jugées trop archaïques ou incompatibles avec la modernité.
Cette relecture de la religion ne reste pas confinée à l’Inde. Elle s’exporte rapidement, notamment par Swami Vivekananda, qui puise dans ces courants pour élaborer une vision du yoga parfaitement compatible avec les attentes occidentales.
Le renonçant altruiste : la nouvelle figure du yogi
À la fin du XIXe siècle, un retournement s’opère : la figure du renonçant refait surface, mais sous une modalité nouvelle. L’ascèse ne consiste plus seulement à se détacher du monde, elle devient désormais altruiste. Le renonçant n’est plus un solitaire cherchant uniquement sa propre libération (mokṣa), mais un acteur social engagé au service des plus démunis.
Alors que, depuis les Upanishads et le Mahābhārata, le renoncement était associé à l’abandon de toute activité mondaine comme condition pour obtenir la libération (mokṣa), les réformateurs hindous insistent maintenant sur le fait qu’un individu qui se retire du monde doit néanmoins agir au service de ceux qui y vivent.
Yoga, L'encyclopédie, sous la direction d’Ysé Tardan-Masquelier
Cette relecture du rôle du yogi est une conséquence directe des courants réformateurs, comme le Brahmo Samaj, qui rejettent les figures ascétiques traditionnelles et promeuvent un modèle religieux plus engagé dans la société. Vivekananda s’inscrit dans cette continuité, mais en allant encore plus loin.
En 1897, il fonde la Ramakrishna Mission, un ordre religieux où les yogis ne se contentent plus de méditer, mais se consacrent à l’action sociale, notamment en aidant les plus démunis. Avec cette réinterprétation, la figure du yogi guerrier ou renonçant errant disparaît encore plus, remplacée par celle du moine missionnaire et engagé, en phase avec les idéaux modernes et universalistes de l’époque.
C’est donc dans ce contexte de réinvention du yogi en Inde que Vivekananda introduit le yoga en Occident. Il n’importe pas seulement une version pacifique du yoga, il exporte une vision transformée, où la dimension corporelle et martiale est mise à l’écart au profit d’un idéal spirituel et altruiste.
Un yoga réinventé et adapté aux attentes occidentales
Lorsqu’il introduit le yoga en Occident à la fin du XIXe siècle, Vivekananda ne parle ni des Nāgā armés, ni des traditions ascétiques, ni même des postures (āsanas). La dimension guerrière du yoga n’avait tout simplement pas sa place dans son projet messianique. Son discours, soigneusement adapté au monde occidental, excluait déjà la dimension posturale du yoga, comment aurait-il pu y inclure son aspect martial ?
C’est que le yogi moderne « n’est pas un hatha yogi. En 1893, au Parlement des Religions de Chicago, le discours de Vivekananda sur l’hindouisme génère un grand enthousiasme et lui confère une célébrité immédiate. Les bases d’un renouveau du yoga, mondial et moderne, sont jetées ; la discipline est amenée à connaitre le succès fulgurant que nous lui connaissons. Pas une seule fois, dans son discours, Vivekananda ne mentionne les asanas. Les postures, auxquelles se résume pourtant la pratique du yoga aujourd’hui, sont rejetées, niées. Ce n’est pas que Vivekananda méprise la pratique physique, c’est qu’il méprise les hatha yogis. Il faudra attendre quelques décennies pour que soit redoré le blason des yogis, et pour que les postures soient placées au centre de la pratique
Clémentine Erpicum - 3heures48minutes.com
Pourquoi ?
- Parce que les pratiques corporelles et martiales rappellent trop les yogis guerriers et ascètes errants, jugés dépassés par les réformateurs.
- Parce qu’un yoga pacifique et méditatif est plus séduisant pour un public occidental en quête de sagesse spirituelle, et non de traditions militaires ou de luttes mystiques.
- Parce que le Rāja Yoga, basé sur la méditation et la discipline mentale, correspond davantage aux idéaux universalistes et spiritualistes de son époque.
Vivekananda promeut une vision du yoga inspirée de l’Advaita Vedānta, où l’ascèse devient un chemin intérieur, éloigné de toute dimension corporelle ou guerrière. Cette mutation est décisive pour l’adoption du yoga en Occident, mais elle s’accompagne d’une mise à l’écart de son héritage martial.
Dans cette logique, il façonne un enseignement universel, débarrassé des aspects physiques et ascétiques, afin de mieux répondre aux attentes occidentales. En popularisant le Rāja Yoga, qu’il considère comme la forme la plus élevée du yoga, il met l’accent sur la méditation (dhyāna), la discipline mentale et la quête spirituelle, rendant ainsi cette discipline accessible au grand public. Son approche est profondément influencée par l’Advaita Vedānta de Śaṅkara, qui défend l’unité entre l’âme individuelle (ātman) et l’Absolu (Brahman). Pour lui, le yoga est avant tout un chemin spirituel visant à transcender l’illusion du monde matériel (māyā) et à atteindre une vérité plus profonde.
Sous son influence, la figure du yogi se transforme : il devient un être méditatif et pacifique, loin des Nāgā armés et de la tradition guerrière qui faisait partie de son passé. Cette nouvelle lecture, en phase avec les idéaux universalistes et spiritualistes de son époque, a largement contribué à effacer les racines martiales du yoga au profit d’une vision plus conforme aux attentes occidentales.
Cependant, le rejet des pratiques posturales ne marque pas la fin du yoga physique. Au XXe siècle, des maîtres comme Krishnamacharya réintroduisent une approche corporelle, influencée par l’héritage martial du yoga. Cette réhabilitation progressive des postures prépare le terrain pour l’essor du yoga moderne et son appropriation par l’Occident.
Gandhi et l’idéal du yogi non-violent : une nouvelle figure du renoncement
Si les réformateurs hindous du XIXe siècle et Vivekananda (1863-1902) avaient déjà contribué à marginaliser l’héritage martial du yoga, Mahatma Gandhi (1869-1948) renforce cette transformation en ancrant profondément l’image du yogi dans la non-violence. Son idéal d’ahimsa (non-violence absolue) et son concept de Satyagraha (résistance pacifique) redéfinissent la spiritualité indienne aux yeux du monde, faisant de la lutte un combat intérieur plutôt qu’une confrontation physique. En incarnant le sage indien par excellence, il impose l’idée que la véritable ascèse repose sur la maîtrise de soi et l’engagement social, non sur la force ou la guerre.
Dans cette relecture du renoncement, le yogi ne peut plus être un guerrier. Sans directement s’opposer aux Nāgā sadhus et autres ascètes armés, Gandhi parachève leur effacement en imposant une nouvelle figure du renonçant : altruiste, engagé et foncièrement non-violent. Cette vision, reprise et amplifiée par les mouvements spirituels du XXe siècle, contribue à faire disparaître encore davantage l’héritage martial du yoga dans l’imaginaire collectif.
Du yogi guerrier au yogi "Peace & Love"
Pour Gandhi, ces hommes* représentaient un obstacle aux efforts pour une indépendance non violente vis-à-vis de la Grande-Bretagne, et le mépris avec lequel les akhāras de Haridwar le considèrent reflète son rejet public de leur mode de vie après sa visite au mela de 1916
(*les baba armés)Martial Medical Mystical: The Triple Braid of a Traditional Yoga Rob Zabel
L’évolution amorcée par Vivekananda et les réformistes est encore amplifiée par Gandhi, dont l’idéal de non-violence et de résistance pacifique renforce l’image du yogi comme une figure exclusivement spirituelle et altruiste. Cette transformation trouve un écho dans la contre-culture des années 1960, notamment avec le mouvement hippie et l’engouement pour la spiritualité orientale. Ce phénomène s’illustre avec l’influence de maîtres indiens comme Maharishi Mahesh Yogi, qui popularise la méditation transcendantale, une pratique inspirée du Vedānta et du yoga, mais adaptée à un public occidental en quête de bien-être, de paix intérieure et de connexion universelle.”
C’est dans ce contexte que les Beatles, fascinés par l’Inde et en quête d’un renouveau spirituel, se rendent à Rishikesh en 1968 pour étudier la méditation sous la guidance de Maharishi Mahesh Yogi. Leur séjour contribue à une médiatisation massive du yoga et de la méditation en Occident, renforçant son image de pratique pacifiste, introspective et détachée des traditions guerrières et rituelles du passé.
Conclusion : une invisibilisation en deux temps
L’effacement du yogi guerrier ne se limite pas à sa disparition physique sous la répression britannique. Il s’agit aussi d’une transformation idéologique et culturelle :
- D’abord en Inde, où les réformateurs du XIXe siècle ont redéfini la figure du religieux en écartant les ascètes combattants.
- Puis en Occident, où Vivekananda et ses héritiers ont façonné un yoga pacifié, expurgé de ses dimensions physiques et martiales, en réponse aux attentes occidentales.
Vivekananda a joué un rôle clé dans cette mutation. En adaptant le yoga aux sensibilités occidentales, il a contribué à en faire un symbole de tolérance et d’unité, éloigné de son passé martial. Cette transformation, qui atteindra son apogée avec le mouvement hippie et l’essor du “yoga New Age”, s’est opérée au prix d’une occultation progressive de son héritage guerrier, relégué à l’arrière-plan de son histoire.
Ainsi, si le yogi guerrier est aujourd’hui oublié, ce n’est pas seulement parce qu’il a été réprimé, mais aussi parce que son image a été remodelée. Peu à peu, il a été remplacé, réécrit et transformé en une figure plus conforme aux idéaux modernes de non-violence et de spiritualité universelle.
Pourquoi cette histoire est-elle encore si difficile à entendre aujourd’hui ? Peut-être parce que nous avons soif d’idéal, et qu’il est plus aisé de dénoncer les gourous dévoyés que d’admettre la complexité du rôle du yogi guerrier dans l’histoire. Accepter cette désacralisation, c’est reconnaître que le yoga n’a jamais été univoque : il a été une voie de paix, mais aussi une voie de lutte.
Comprendre cette tension, c’est replacer le yogi dans toute sa profondeur, au-delà des clichés et des simplifications modernes. Le yoga n’a pas toujours été pacifique, et sa transformation en une discipline uniquement spirituelle n’a rien d’anodin.
Et toi, comment perçois-tu cette transformation ? Est-ce une évolution nécessaire ou une perte de sens ? J’aimerais beaucoup t’entendre, n’hésite pas à commenter