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Yogi : Ascète pacifique ou guerrier clandestin ?
Dans Yoga Body, Mark Singleton observe que la publication de la nouvelle Anandamath (Monastère de la félicité) de Bankim Chandra Chatterji en 1882 marque un tournant dans l’éveil du nationalisme en Inde. Ce récit contribue à populariser l’image de l’ascète hindou patriotique, engagé dans la lutte contre l’oppresseur étranger tout en promouvant la culture physique. Les personnages principaux appartiennent aux hautes et moyennes castes (prêtres, administrateurs, commerçants, agriculteurs) et se distinguent par leur érudition et leur discipline. Ils contrastent ainsi avec les yogis Nāgā ou les ascètes errants nus, souvent perçus comme plus primitifs et issus de castes inférieures. Inspirée de la révolte des sannyasiens, la nouvelle met en scène des combattants insurgés contre un pouvoir oppresseur responsable d’une fiscalité excessive et de famines. Ces ascètes inspirés par les principes de la Bhagavad-Gītā sont dévoués au service du peuple et rejettent les attachements personnels. Retranchés dans la forêt, ils s’entraînent à la lutte armée, redistribuent les richesses prises aux puissants et visent à établir un royaume hindou fondé sur le dharma.
Bien qu’imaginaire, ce récit exerça une influence profonde. Le Monastère de la félicité devint l’un des symboles du nationalisme indien et l’ode à la Terre-Mère qui le traverse le principal chant de résistance anticoloniale.
Frères d’armes. Yogis et bandits en pays bengali. Raphaël Voix
Une vision militante des ascètes
Bien que la nouvelle de Chatterji s’inspire de la révolte des sannyasiens de 1770, elle dépeint les ascètes comme disciplinés, alors qu’historiquement, ils étaient plutôt désorganisés. Malgré un entraînement militaire inférieur à celui des Britanniques, leur discipline leur permet néanmoins d’arracher la victoire. Il est également notable que les ascètes de la nouvelle sont d’obédience vishnouite, et non shivaïte. À cette époque, les vishnouites constituent l’élite commerciale et intellectuelle. Ainsi, Anandamath s’adresse avant tout à l’avant-garde de la conscience nationaliste indienne de la fin du XIXe siècle.
L’émergence de ces freedom fighters – des yogis combattants opérant clandestinement à l’aube de l’indépendance – a également été influencée par un autre ouvrage majeur : The Indian War of Independence 1857, publié en 1908 par Vinayak Damodar Savarkar. Ce livre, qui relate une rébellion similaire à celle décrite dans Anandamath (inspirée de la révolte des sannyasiens), est, comme le souligne Mark Singleton dans Yoga Body, un véritable manuel de résistance violente contre les lois britanniques.
Le yoga comme outil de résistance
Anandamath a marqué de nombreux révolutionnaires, parmi lesquels Aurobindo Ghose (1872-1950), philosophe et auteur d’un système de yoga qu’il qualifie d’« intégral » (que nous ne développerons pas ici faute de temps). Contrairement à Gandhi, ces révolutionnaires prônent la violence comme moyen de lutte. Aurobindo illustre cette position dans The Doctrine of Passive Resistance, où il écrit :
Dans certaines circonstances, une lutte civile devient en réalité une bataille, et la morale de la guerre est différente de la morale de la paix. Le refus de l'effusion de sang et de la violence dans de telles circonstances est une faiblesse, qui mérite une réprimande aussi sévère que celle adressée par Sri Krishna à Arjuna lorsqu'il s'est dérobé au massacre civil colossal sur le champ de bataille de Kurukshetra.
Aurobindo Ghose, The Doctrine of Passive Resistance
Le nationalisme qui émerge à cette époque repose sur une transformation de l’idéal hindou. Comme l’écrit Véronique Bouillier dans La violence des non-violents ou les ascètes au combat : « Il s’agit d’abandonner le modèle du brahmane et de favoriser l’émergence d’un homme nouveau, d’un parfait Ksatriya » afin de rompre avec l’image de l’Hindou lâche, propagée par l’Empire britannique. Dans certains milieux militants, la pratique du yoga devient ainsi un moyen d’entraînement à la résistance armée. Le yoga, en ce sens, rime avec insurrection et ” cet Hindou viril et courageux, c’est une institution d’origine ascétique qui doit les façonner : l’akhara. » Ibid.
L’akhāṛā : du centre ascétique au gymnase militant
Le terme akhara revêt deux significations. Initialement, il désigne un camp d’entraînement ou un régiment d’ascètes armés affilié à un groupe religieux ou sectaire spécifique, dont il assure la défense.
Plus tard, à l’approche de l’indépendance, bien que certains akharas conservent leur fonction militaire, le terme évolue pour désigner un gymnase ou un club de sport. Dans ce sens moderne, l’akhara devient un lieu dédié à l’entraînement physique, qui, dans certains cas, sert aussi de centre de préparation à la résistance armée.
Entre 1890 et 1910, une transformation majeure s’opère dans les akhāṛā. Comme le souligne Véronique Bouillier, « ce qui était nouveau, c’est que, entre 1890 et 1910, des étudiants éduqués à l’anglaise se mirent à fréquenter les akhāṛā, spécialement au Maharashtra et au Bengale.Ces akhāṛā deviennent alors pour eux des gymnases dans lesquels la recherche de la perfection corporelle – le « body-building » trouve son aboutissement dans la pratique des différentes formes de lutte. » Source : La violence des non-violents ou les ascètes au combat
Ces akhāṛā restent souvent placés sous le patronage d’ascètes ou de temples et sont voués au culte d’Hanuman, le dieu singe, patron des lutteurs. Dans ces gymnases, les jeunes apprennent que leurs exercices physiques constituent une forme de dévotion envers Maruti (Hanuman). Ce dernier est l’une des divinités les plus exigeantes du panthéon hindou, requérant de ses dévots force physique, soumission et discipline ascétique rigoureuse.
Hanuman, le dieu singe et patron des lutteurs, a toujours été vénéré par les Nāgā, qu’ils soient shivaïtes ou vishnouites. Il est réputé pour sa force exceptionnelle et son engagement indéfectible à défendre le dharma et à combattre les démons.
Pour en savoir plus sur les akhara lire Matthew CLARK, Akhāṛās: Warrior Ascetics.
Manikrao et la refonte des akhāṛā
Dans ce contexte, Rajratna Rajpriya Manikrao (1878-1954) joue un rôle clé dans la réhabilitation des arts martiaux indiens et du yoga comme outils de résistance. À la fois maître de lutte (Mallavidyā), expert en arts martiaux (Shastravidyā), éducateur en éducation physique et praticien de l’Ayurvéda, il est aussi un fervent militant révolutionnaire.
Comme Aurobindo, il considère l’action violente comme un moyen légitime de libérer l’Inde du joug britannique. Selon Tiruka (1977), cité par Mark Singleton :
«[Il] croyait que l’Inde ne pouvait se libérer de la domination étrangère que par la révolution et non pas par la méthode non-violente de Gandhi. Il prêchait donc l’idée selon laquelle il était essentiel de construire une armée de soldats ayant un corps robuste pour arracher notre liberté et la garder »
Mark Singleton, Aux origines du yoga postural moderne
À cette époque, l’influence de l’éducation britannique entraîne un mépris croissant pour les traditions physiques et martiales indiennes. L’élite instruite délaisse les akhāṛā, considérés comme archaïques et réservés aux classes populaires. Un texte issu d’un site indien rendant hommage à Manikrao illustre bien cette évolution :
En raison de ce changement d'attitude, de nombreuses réalisations indiennes du passé ont été négligées, et la condition physique du grand public a été la plus touchée. Les gymnases akhāṛā […] existaient également à cette époque, mais la classe dite instruite y était devenue allergique. Ceux qui se rendaient dans les akhāṛā faisaient l’objet de critiques négatives. L'apprentissage de la lutte et des arts martiaux indiens, tels que l’épée, la lance, le poignard (…), était considéré comme le fait de personnes sans instruction et à l'esprit inférieur. Les jeunes issus de familles aisées se moquaient de ceux qui fréquentaient les akhāṛā. Quelle ironie !
https://www.professormanikrao.in/workinnutshell.php
Ce passage illustre le paradoxe de l’époque : alors que les akhāṛā avaient longtemps été des centres d’entraînement respectés, ils sont progressivement relégués au rang de pratiques archaïques par une élite fascinée par l’éducation et les valeurs occidentales.
C’est dans ce contexte qu’en 1900, Manikrao rebaptise les akhāṛā sous le nom de “Vyayam Mandir”, signifiant Temple de l’éducation physique. Par ce changement, il rompt avec l’image négative que les Britanniques avaient imposée dans l’esprit des Indiens, selon laquelle les akhāṛā étaient des lieux de mauvaise réputation et dépourvus d’intérêt.
Tiruka et le yoga clandestin
Dans le prolongement de l’action de Manikrao, Tiruka (1890-1996), également connu sous le nom de Raghavendra Swami de Malladihalli, joue un rôle crucial dans la diffusion clandestine du yoga comme outil de résistance.
Élève de Manikrao, il perpétue son héritage en intégrant les dimensions physique et martiale du yoga à la lutte pour l’indépendance. Cependant, à la différence de son maître, il adopte une stratégie plus furtive : il se déguise en gourou itinérant et parcourt l’Inde, enseignant secrètement aux combattants de la liberté des techniques physiques et de combat, sous couvert de cours de yoga.
Dans Yoga Body, Mark Singleton raconte comment, au début des années 1930, dans le prolongement de l’action militante de Manikrao, Tiruka se déguise en gourou itinérant. Pendant plusieurs années, il parcourt l’Inde et enseigne aux combattants de la liberté des exercices physiques et des techniques de combat, dissimulés sous l’appellation de yoga.
Le yoga en tant que culture physique serait entré dans le vocabulaire socioculturel de l’Inde en partie comme un signifiant spécifique de la résistance, violente et physique, à la domination britannique. Dans ce sens, faire du yoga ou être un yogi signifiait s’entrainer comme un guérillero, en utilisant n’importe qu’elle technique disponible, martiale et de renforcement du corps.
Tiruka cité par Marc Singleton dans Yoga Body
Ainsi émerge un véritable yoga clandestin, dont l’objectif principal n’est plus seulement le développement spirituel, mais aussi la préparation à la résistance et à la lutte pour l’indépendance.
Un yoga martial
Dans la forme, il s’agissait d’enseigner les āsanas, le Sūryanamaskāra, le prāṇāyāma et la dhyāna, mais en réalité, ces pratiques étaient avant tout des méthodes de préparation physique, de fitness et de combat.
Marc Singleton dans Yoga Body
L’idée que les enchaînements dynamiques, comme la salutation au soleil (Sūryanamaskāra), devraient être réévalués à la lumière de leur contexte martial d’origine est développée dans cet article.
Ainsi, ces pratiques corporelles ne se limitaient pas à une simple discipline spirituelle ou méditative ; elles avaient également une dimension martiale, profondément ancrée dans une tradition de résistance et d’entraînement au combat. Le Sūryanamaskāra et d’autres enchaînements dynamiques servaient non seulement au développement physique, mais aussi à la préparation des combattants, illustrant la fusion entre culture physique, autodéfense et lutte pour l’indépendance.